L'émigration
Là on va mixer l'Histoire et la géographie, il y a beaucoup de choses à dire, et encore plus à approfondir si ce sujet vous intéresse ! Bonne lecture, c'est l'article le plus long.
L'émigration vers les États-Unis d'Amérique
Cette partie est extrait d'un de mes articles publiés dans le bulletin annuel de mon cercle local, le C.G. Pays de Sarrebourg et Saulnois.
Nous allons nous intéresser à l'émigration au XIXe siècle des habitants d'un petit village agricole à côté de Sarrebourg, principalement vers l'État de l'Illinois. C'est le flux d'émigration le plus important pour le secteur du sud mosellan.
Les conditions de l'émigration
En général, pour qu'une population migre, il y a de mauvaises conditions de vie dans le lieu de départ, et de meilleures conditions dans le lieu d'arrivée.
Pour les mauvaises conditions, citons :
- les mauvaises conditions météorologiques qui entraînent de mauvaises récoltes et la famine qui s'ensuit : des étés caniculaires signalés en 1818, 1819, 1821, 1825, 1826 et 1846, la sécheresse en 1842. En 1840, il y a une famine en Allemagne et en Irlande. Dans les années 1845 à 1847 : de mauvaises récoltes dues au mildiou et à la brunissure de la pomme de terre ont aggravé la situation. Au rang des calamités agricoles, on peut aussi citer le phylloxéra qui a anéanti le vignoble en Lorraine au début du XXe siècle.
- les épidémies : en 1832-1833 la grippe ou le choléra (selon les sources), puis le choléra de 1834 à 1837 et de nouveau en 1849 et 1854 (plusieurs pandémies en Europe de 1817 à 1824, puis de 1829 à 1859). La tuberculose est à son apogée entre 1780 et 1830, c'est la première cause de mortalité en Europe de l'Ouest. Sans le savoir, les migrants vont emporter cette terrible maladie avec eux en Amérique.
- l'instabilité politique ou la guerre : en 1840, une crise politique secoue les États allemands qui n'étaient alors pas encore constitués en un pays unique. En 1848, c'est le Printemps des peuples dans plusieurs pays d'Europe, ces révolutions échouées poussent certains opposants politiques à quitter leur pays. Plus précisément en France, la révolution de 1848 fait chuter la Monarchie de juillet, et instaure la IIe République, qui fut de courte durée car en 1851, l'empereur Napoléon III prend le pouvoir par un coup d'État. en 1864 et 1866, des guerres ont secoué la zone prussienne. En 1871, le Traité de Francfort donne l'Alsace et la Moselle actuelle à l'Allemagne fraîchement constituée. Environ 10 % de la population a exercé son droit d'option en quittant le territoire régional pour conserver la nationalité française. Dans les années qui ont suivi, certains jeunes hommes refusant de servir dans l'armée allemande ont alors décidé de changer de continent. La guerre civile aux États-Unis (ou guerre de Sécession) de 1861 à 1865 a temporairement ralenti le rythme de l'immigration, principalement dans les États du Sud (et ainsi à La Nouvelle Orléans).
- la pauvreté : la France est réputée pour être un pays où les impôts sont élevés. Les progrès techniques du XIXe siècle n'ont pas été accompagnés de progrès sociaux. Dans le milieu agricole, ce sont surtout les difficultés économiques dues aux mauvaises récoltes qui ont poussé les cultivateurs à rechercher une terre meilleure.
- l'encouragement, voire l'appel à la migration, de la part d'agences ou de parents proches déjà établis dans le pays d'arrivée. Des réunions publiques se tenaient, parfois clandestinement car réprimées par les pouvoirs publics qui étaient incapables de contenir le flot des émigrants, et les candidats à l'émigration recevaient tous les conseils nécessaires pour entreprendre le déplacement. Les parents proches payaient souvent le voyage aux suivants, et pouvaient leur procurer un logement et un emploi.
En résumé, le portrait-type de l'émigrant dans le cadre étudié est un jeune homme célibataire, de métier agricole ou artisanal, et vivant dans la misère.
De l'autre côté, un cetains nombre de conditions avantageuses ont attiré les candidats vers les États-Unis :
- En 1864, le Homestead act permet à chacun d'acheter jusqu'à 64 hectares de terrain (160 acres) pour un prix équivalent à 200 € d'aujourd'hui, après 5 années d'occcupation. C'est l'ouverture de l'ouest à la colonisation.
- Les colons étaient exemptés d'impôts durant les premières années après leur installation.
- Une terre plus fertile, qui promet de meilleurs rendements pour la production agricole (par exemple la terre de l'Illinois est la plus fertile).
Le voyage
Sachant qu'ils ne reviendraient probablement jamais revivre au village, et ayant besoin d'un pécule (et parfois de solder quelque dette), les migrants vendent tous leurs biens, ce qui a généré des actes notariés qui peuvent donner des détails intéressants.
Avant de quitter leur village natal, les candidats à l'émigration devaient demander un passeport intérieur pour se rendre au port d'embarquement. Le voyage jusqu'au port se déroulait en charrette, puis en train une fois les lignes de chemin de fer construites (1852 pour la ligne Paris-Strasbourg), ce qui a réduit le coût du voyage "intérieur". Dans de rares cas, certains avaient déjà trop dépensé pour pouvoir embarquer sur le navire, d'autres ont traîné dans une auberge et y ont épousé la fille du tenancier, et ne sont jamais partis outre-Atlantique. Parfois il fallait encore gagner quelque argent pour compléter son pécule, ce qui explique que certains sont restés quelques mois près de la côte pour travailler sur place avant d'embarquer.
Avant 1819, les ports hollandais étaient majoritaires pour les migrants allemands.
Avant 1871, les français partaient surtout du port du Havre. Après 1871, l'Alsace-Moselle étant devenue allemande, le voyage se faisait principalement à partir de Brême.
Au XVIIe siècle, la traversée de l'océan Atlantique Nord durait entre 10 et 12 semaines, et se faisait sur un voilier. Au XIXe siècle, la durée était réduite à 6 semaines. Les bateaux étaient propulsés par des roues à aubes à partir de 1838, puis par des hélices, et leur structure est passée du bois à l'acier. Le voilier Clipper a établi un record en 2 semaines.
La plupart des navires étaient surtout utilisés pour le transport de marchandise (coton, tabac), les conditions d'accueil des voyageurs à bord étaient de ce fait très mauvaises. La traversée de l'océan Atlantique n'est pas un long fleuve tranquille : une épidémie pouvait survenir à bord, les tempêtes, la famine, la mort, et on parle parfois de cannibalisme au XVIIIe siècle.
Arrivée des immigrants sur le territoire américain, et en particulier dans l'Illinois
La ville de New-York est le principal port d'entrée aux États-Unis (plus de 60% des migrants). En 1892 ouvre le centre d'accueil à Ellis Island (île en face de New-York), ses archives sont consultables sur internet. A partir de 1907, les États-Unis mettent en place des lois visant à freiner l'immigration. Les registres d'immigration et les recensements mentionnent parfois mal la région d'origine des immigrants germanophones originaires du pays de Sarrebourg, il est parfois simplement écrit Allemagne.
La Nouvelle Orléans est le deuxième port d'entrée. Les migrants remontaient ensuite le fleuve Mississipi à bord d'un bateau muni d'une ou deux roues à aubes actionnées par une machine à vapeur. Pour des questions de climat et du fait qu'ils sont majoritairement opposés à l'esclavage (pratiqué dans les États du Sud avant la Guerre de Sécession), les migrants français et allemands ont préféré poursuivre leur route vers le Nord jusqu'à Saint Louis, Belleville, Cincinnati, et sur l'Ohio aux limites de la Pennsylvanie, contrées dans lesquelles ils ont trouvé des communautés originaires des mêmes régions (ce qui simplifie l'installation et les premiers temps de cette nouvelle vie).
Les migrants ont emporté leurs traditions, leur culture et leur langue. On entend encore aujourd'hui parler alsacien aux États-Unis, et la choucroute est encore appréciée à table. Henri Castro a fondé au Texas une colonie d'Alsaciens et Lorrains appelée Castroville (c'est près de San Antonio, là on situe mieux, merci Tony Parker).
A Belleville dans l'Illinois arrivèrent des migrants originaires de France, d'Allemagne et d'Angleterre.
Les migrants sont restés tiraillés pendant tout le reste de leur nouvelle vie entre leur terre d'accueil et leur patrie d'origine, on pourrait presque dire entre les trois cultures américaine, française et allemande. Ils étaient fermiers, jusqu'à ce qu'une mine de charbon soit exploitée à St Clair County.
Le Dr Kay Carr du département Histoire à l'Université de l'Illinois Sud a recensé 49 alsaciens résidant à Belleville en 1850 (6 000 habitants alors). En 1860, le nombre d'alsaciens à Belleville grimpe à 217 (il a quadruplé en 10 ans). En 1874, la population de Belleville comptait 12 000 habitants, il y a donc eu doublement en seulement 24 ans.
Conclusion
Avec cet article, nous avons voulu faire une synthèse de tout ce qui a déjà été écrit sur le vaste sujet de l'émigration et de l'immigration, même si nous avons limité notre périmètre dans le temps et dans l'espace. Les lecteurs qui auront envie de poursuivre leur exploration pourront en lire davantage dans les ouvrages et pages internet ci-dessous.
Sources et ressources
Douglas K Meyer : Making the Heartland Quilt (A Geographical History of Settlement and Migration in Early-Nineteenth-Century Illinois), Southern Illinois University Press, 2016
Tina Marie Schrader : 19th Century German Immigration to America: Paul Müller's Search For a Better Way of Life, Southern Illinois University Carbondale, 1990
Norman Laybourn : L'émigration des alsaciens et des lorrains du XVIIIe au XXe siècle (2 tomes), Association des publications près les universités de Strasbourg, 1986 ; il manque juste le flux du pays de Sarrebourg vers l'Illinois, sinon c'est captivant à lire
Denis Brunn : L'émigration des Lorrains en Amérique 1815-1870 (3 pages) in Les Cahiers Lorrains n°2/1980
Camille Maire : L'émigration en Amérique des juifs du pays de Phalsbourg (11 pages) in Les Cahiers Lorrains n° 2/1986
Camille Maire : Émigration en Amérique : deux témoignages (14 pages) in Les Cahiers Lorrains n°2/1991
Jean Houpert : L'émigration des Lorrains en Amérique 1815-1870
Nos ancêtres vie et métiers n°77 : Nos ancêtres et le rêve américain, Martin média, jan-fév 2016
Lorraine sans frontières, La Lorraine terre de migrations et de passages, L'Est Républicain (Nancy) 2016
Jean-Claude Koffel : Les anabaptistes de l'arrondissement de Sarrebourg, Société d'Histoire et d'Archéologie de Lorraine section de Sarrebourg, 2017
Romain Belleau : Lorrains en Amérique, in Revue Généalogie Lorraine n° 200 et 201, 2021
Les saisons d'Alsace n°91 : Le Rêve américain, éd. La nuée bleue, fév 2022
Jean Fleury † : Les Lorrains en Amérique
familysearch.org
genealoger.com
cartograf.fr
amct.pagesperso-orange.fr
zum.de
thoughtco.com
thoughtco.com
carrefours.alsace
L'émigration vers l'Algérie
Cette émigration avait été promue par les autorités françaises, débordées par la fuite des bras vers l'Amérique. Les émigrants voulaient partir, autant les convaincre de se rendre dans un territoire français (l'Algérie avait été conquise en 1830). Peu de candidats vers cette destination, citons un homme de mon village parti avec femme et enfants, lesquels décèdent sur place, et le courageux fut rapidement de retour au village pour se remarier. Après la guerre d'Algérie (1954-1962), les pieds-noirs rentrèrent en France, on les trouve principalement situés dans la moitié sud du pays, on peut ainsi suivre certaines lignées familiales qui ont fait l'aller-retour à quelques générations d'écart.
Bibliographie :
Saisons d'Alsace n° 86 : Alsace Algérie
L'émigration vers l'Amérique latine
Le dialecte francique de Moselle est parlé par plus de 2 millions de personnes dans le monde, donc il déborde les limites du département. L'endroit où il est le plus parlé est en Amérique latine !
Citons la famille de Jean Georges ESSIG, né en 1829 à Schweighouse (Bas-Rhin), il partit à Buenos Aires (Argentine) où naquit son fils Georges en 1859. Mais une épidémie frappa en 1871 et le père décéda. Le fils rentra en France et se maria en 1883 à Blainville (Meurthe-et-Moselle) puis en 1912 à Haguenau (Bas-Rhin).
Le francique de la vallée de la Sarre (vous pourrez exercer votre prononciation)
L'émigration vers le Banat
Cette émigration a surtout eu lieu au XVIIIe siècle (de 1719 à environ 1780).
Le Banat est une région à cheval sur la Roumanie (autour de Timisoara), la Serbie et la Hongrie. L'avantage de cette destination était d'arriver dans une zone germanophone catholique, reconquise sur les Turcs par l'empire austro-hongrois en 1718 (les ducs de Lorraine en tête d'armée, c'est une autre histoire), avec d'autres migrants venus de Bavière et Bade-Wurttemberg.
En Serbie, les noms des communes ont été slavisés, et sont devenus des lieux-dits de communes, ce qui complique la localisation. Par exemple, Saint-Hubert est devenu Szentubert, commune de Banatsko Veliko Selo.
le départ se faisait clandestinement, certains émigrants s'étaient mariés de nuit à Phalsbourg, puis tous partaient vers l'Est pour traverser l'Alsace et la Forêt Noire. Ensuite le voyage se faisait en bateau sur le Danube jusqu'à Vienne (Autriche), où on trouve des archives à ce sujet, et de là les migrants étaient répartis sur 4 zones (Banat, Batschka, Galicie, Russie). Le nombre de ces migrants est estimé à 50 000. Les terres marécageuses étaient infestées de moustiques, d'où beaucoup de décès à cause de la malaria.
Le traité de Versailles en 1919 coupe le Banat en 3 sans consultation de la population. En 1942, les nazis envahissent les pays concernés ("puisqu'il y a des gens qui y parlent allemand") et forcent les banatais à rejoindre les rangs de l'armée allemande. Puis le communisme de Tito déporte une grande partie des habitants. Sur 2 millions de banatais, il reste alors moins de 100 000 personnes.
Ces rescapés se sont réfugié l'Europe de l'ouest, en passant par Vienne et Munich, puis beaucoup sont partis vers des pays lointains : États-Unis, Canada, Australie, Brésil, Argentine. La France en a accueilli une partie près de Colmar (Haut-Rhin) et à La Roques sur Pernes (Vaucluse). Citons un ancien maire de Budapest qui a des racines au pays de Sarrebourg, et qui y est venu en visite en 2008.
Des mémoires et des vies, Le périple identitaire des Français du Banat, Smaranda Vultur
L'épopée tragique des Lorrains partis pour le Banat, Louis Kuchly (2 parties)
L'étonnant destin des Français au Banat, Pierre Gonzalvez
Article dans l'Est Républicain du 07/11/2019
Les Lorrains du Banat, Hélène Say 2021